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Loin du chaos, le film haïtien ‘Freda’ brille au Festival de Cannes


L’assassinat du président Jovenel Moïse a donné une résonance particulière au superbe premier long-métrage de la réalisatrice haïtienne Gessica Généus, “Freda”, projeté en avant-première au Festival de Cannes. Auprès de France 24, elle revient sur le message qu’elle a souhaité transmettre, sur la situation politique dans le pays mais aussi sur la joie de voir un film haïtien sur la Croisette.

Parfois, au Festival de Cannes, l’actualité fait écho aux films projetés dans les salles obscures. C’était le cas, en 2016, avec “Aquarius” de Kleber Mendonca Filhos. Ce film raconte l’histoire d’une sexagénaire luttant contre des promoteurs immobiliers qui essayent de la chasser de l’immeuble de caractère dont elle est la dernière habitante. Il avait été projeté peu après l’éviction du pouvoir de Dilma Rousseff. Le long-métrage était ainsi devenu un symbole de la résistance contre ce “coup d’État”. Sur le tapis rouge, l’équipe du film était apparue, tout en stras et paillettes, mais avec des pancartes à la main affichant leur soutien à l’ancienne présidente.

Cette année, alors que la situation en Haïti a refait la une des journaux après l’assassinat du président Jovenel Moïse, c’est le film haïtien “Freda”, de la réalisatrice Gessica Généus, qui résonne particulièrement avec l’actualité. Mais sur le tapis rouge, pas de slogans politiques. L’équipe est apparue sourire aux lèvres, dansant sur le rythme d’un morceau d’afrobeat.

L'équipe de "Freda" sur le tapis rouge, à Cannes.
L’équipe de “Freda” sur le tapis rouge, à Cannes. © Valéry Hache, AFP

Cette légèreté, mais aussi la colère, irradient du personnage principal du film, Freda, jouée par Néhémie Bastien. Cette étudiante, au grand sourire chaleureux et à l’esprit vif, vit avec sa mère, son frère et sa sœur dans un quartier populaire de Port-au-Prince. Freda jongle entre ses cours, les tâches ménagères et la petite boutique familiale pendant que son frère, Moses, reste à la maison – quand il n’est pas en train de dilapider les économies familiales – et que sa petite sœur sort à droite à gauche à la recherche d’un petit ami.

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Une routine rythmée par les violentes manifestations de rue qui éclatent régulièrement dans la capitale haïtienne. “On ne court pas après la politique, c’est elle qui court après nous”, explique un camarade de classe à Freda pendant l’un de leurs fréquents débats sur les tourments de leur pays.

Et cette instabilité politique va rattraper l’étudiante. Lorsque son petit ami manque de se faire tuer dans son sommeil, il n’y a plus que deux possibilités : fuir le pays ensemble ou faire face à ce chaos.

Ce premier film de Gessica Généus montre la résilience de ces femmes dans un pays gangrené par la violence, la corruption, et un passé colonial qui les a laissées avec des injonctions constantes à se blanchir la peau, à se lisser les cheveux ou encore supprimer leur accent créole…

Géssica Généus, lors d'une interview avec France 24, à Cannes, en juillet 2021.
Géssica Généus, lors d’une interview avec France 24, à Cannes, en juillet 2021. © Benjamin Dodman, FRANCE 24

France 24 : La famille de Freda est-elle un microcosme des problèmes et des difficultés auxquels font face les Haïtiens, notamment les femmes ?

Gessica Généus : L’idée était de faire comprendre le plus de choses possible tout en restant dans l’intimité de cette famille. J’ai été confrontée très jeune aux problèmes politiques, sans trop savoir que c’était là l’origine des déboires que je subissais. Souvent les gens ne réalisent pas le poids de la politique dans leur quotidien. Ils pensent à une malédiction ou à toutes sortes de choses, mais ils n’arrivent pas à réaliser, qu’en fait ,ce sont des choix, des décisions politiques qui les ont mis dans cet état là.

Je voulais montrer comment le quotidien des gens est influencé par des décisions de membres du gouvernement qui sont très, très, loin d’eux. C’est ce qu’on vit quotidiennement. On se lève le matin et on ne peut pas sortir parce qu’il y a une manifestation, alors que la veille on était avec des amis et on rigolait. Ou alors on emmène son enfant à l’école à 7 h du matin et à 10 h on nous dit de venir le chercher parce qu’il y a du gaz lacrymogène partout, ou parce que quelqu’un vient de se faire assassiner ou kidnapper devant l’école. Ce n’est pas juste la criminalité, c’est l’absence d’un État de droit. Il n’y a pas de gouvernement qui prenne des décisions pour améliorer ton existence.

Un personnage du film affirme, “On ne court pas après la politique, c’est la politique qui court après nous”. Votre film parle de l’impossibilité de vivre une jeunesse apaisée. 

Personne ne veut être constamment dans le combat, dans la précarité. C’est éreintant, c’est insupportable d’être tout le temps en train de se battre pour le minimum. Là on parle de manger, simplement, de pouvoir se réveiller en paix sans avoir passé une nuit à entendre des tirs dans un quartier d’à côté. C’est un pays qui a 70 % de jeunes. Handicaper à ce point la jeunesse c’est hypothéquer l’avenir du pays. Et tout ceci est fait volontairement. Ils sont littéralement en train d’assassiner une génération et l’empêcher de croire qu’il sera possible d’améliorer les choses.

Un thème semble revenir souvent, celui de la négation de l’histoire et de la culture haïtienne.

La culture haïtienne est très présente et en même temps on est beaucoup dans le déni. On nous a appris que c’est à cause de certaines parties de cette culture que nous sommes moins acceptés. Quand toute notre vie on nous a dit que nous faisions partis des opprimés, des marginalisés, que nous n’aurions pas d’avenir parce que nous n’avions pas la bonne couleur de peau ou que nous ne venions pas de la bonne famille… À un moment on se dit qu’il faut se détacher de ça et faire ce qu’on peut pour se conformer à ce que les gens attendent de nous. Mais, notre culture est là, elle nous habite.

On dit souvent que les Haïtiens sont 70 % catholiques, 70 % protestants et 100 % vaudou. Le vaudou est partout, on peut être dans le déni autant qu’on veut, mais c’est là, c’est présent et c’est fort. C’est un dilemme pour beaucoup d’Haïtiens : si tu vas dans le vaudou tu es le diable, tu n’iras pas au ciel, alors que déjà t’es en enfer en Haïti, c’est quand même hypothéquer deux avenirs. Donc souvent les gens se disent que s’il n’y a pas d’avenir ici, ils vont travailler pour l’avenir ailleurs. Mais ils deviennent complètement déchirés, ils essayent de se débarrasser du vaudou pour aller vers une autre culture. C’est ça qui crée la schizophrénie, la bipolarité culturelle, qui parfois va jusqu’à l’expression d’une folie.

Vous portez un regard empli d’empathie et de tendresse sur les personnages, je pense à celui de la mère de Freda notamment. Peut-on dire qu’elle incarne la tragédie d’un pays qui n’a pas su protéger ses enfants ?

C’est exactement ça, être écartelé entre le besoin de protéger et le besoin de survie, et faire des choix parfois extrêmement douloureux vers la survie, sans se rendre compte que les traumas qu’on laisse exister, on continue à les porter tout le long. Et des fois, ce sont ces traumas qui deviennent des handicaps et qui nous empêchent de grandir pleinement comme une nation. À un moment, il va falloir qu’on regarde cette mère en face, la mère du film et la mère patrie, et se dire qu’est-ce qu’on accepte d’elle et qu’est-ce qu’on n’accepte pas, et qu’est-ce qu’il faut éradiquer parce qu’on ne veut pas que les générations futures subissent ça.

“Freda” est aussi, en très grande partie, une histoire de courage et de résilience des femmes. Est-ce aussi un film d’espoir ?

Absolument. Les gens se disent que l’espoir, ils veulent l’avoir tout de suite, concrètement. Dans le sens où soudainement un héros vient nous sauver, ou un leader politique surgit de nulle part. Mais des fois l’espoir, c’est aussi tout simplement de réaliser qu’on est là, qu’on est vivant, qu’il y a encore de l’espace pour créer cet avenir que l’on souhaite. C’est sûr que ça demande une énergie que, des fois on n’a pas, parce qu’on est épuisés par cette quête quotidienne de survie. Mais on est toujours là.

Freda (Néhémie Bastien) avec sa mère Jeanne (Fabiola Remy)
Freda (Néhémie Bastien) avec sa mère Jeanne (Fabiola Remy) © Nour Films

Le festival a été rattrapé par l’actualité tragique de l’assassinat du président haïtien, Jovenel Moïse. Comment l’avez-vous vécu ?

J’étais en colère, parce que ça fait tellement longtemps qu’on crie au secours. Deux jours avant sa mort, plusieurs personnes ont été assassinées dans un quartier populaire de Port-au-Prince, dont un militant très connu. Il n’y a pas eu un mot pour lui. Pourquoi ce silence, ce déni ? On dit souvent, tant que ça reste dans les quartiers populaires, ça ne me regarde pas. Mais à un moment donné, ça va frapper à ta porte. Et ça m’a mise en colère qu’il [Jovenel Moïse] n’ait pas su protéger non seulement son peuple, mais sa propre famille aussi.

J’étais déjà au Festival quand c’est arrivé, j’ai pensé à mes amis qui peuvent être encore plus en danger, parce qu’on ne sait pas d’où vient cet assassinat. Peut-être qu’ils vont vouloir tuer d’autres gens, profiter de ce chaos pour faire une razzia. Tout cela génère encore plus d’insécurité émotionnelle.

En dehors de cette actualité tragique, comment se passe votre festival et quel est le ressenti en Haïti ?

Les gens sont contents que nous soyons là, ils peuvent vivre ça à travers nous. Ça fait du bien aussi qu’on parle différemment d’Haïti dans les médias. Je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai vu un article sur Haïti qui était positif. On dirait que notre vie est une succession de catastrophes et de troubles politiques. Pour une fois, avec “Freda” et toute l’équipe qui est là, on ose parler de nous.

On vit pleinement les choses, comme hier sur le tapis rouge. On se démène pour trouver l’énergie malgré tout pour rester dans cette positivité. Une première à Cannes il faut la fêter, la vivre pleinement. On l’a fait nous ici, ils l’ont fait avec nous en Haïti. On envoie des photos, des vidéos, les gens s’en nourrissent et nous suivent pas à pas dans ce festival.

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