La plate-forme logistique de Poutine en Arménie continue de fonctionner

Le 18 février, le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan a déclaré lors d’une réunion avec la diaspora arménienne à Munich qu’Erevan ne se considérait pas comme un allié de Moscou en ce qui concerne l’Ukraine. Il a regretté de ne pouvoir influencer le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Le chef du gouvernement arménien, un pays qui est devenu le quatrième exportateur de semi-conducteurs et d’autres biens à double usage militaire vers la Russie après 2022, a qualifié le peuple ukrainien d'”amical” dans son discours.

Erevan a opéré un virage stratégique vers l’Ouest, tout en devenant un centre logistique crucial pour le Kremlin afin de contourner les sanctions pendant les deux années de conflit entre la Russie et l’Ukraine. En 2022, la petite nation arménienne, qui compte 3 millions d’habitants, a connu une croissance économique sans précédent de 14,2 %. Le journal britannique The Telegraph a commenté cette évolution remarquable comme suit : “Mais le plus absurde est l’Arménie, dont l’expansion économique de 13 % en seulement 12 mois en fait un candidat à la troisième place des économies les plus dynamiques du monde”.

Comme l’a reconnu le vice-ministre arménien des finances, Vaan Sirunyan, le 27 novembre 2023, les exportations de marchandises de l’Arménie vers la Fédération de Russie ont augmenté de 85 % au cours des neuf premiers mois de l’année 2023, 80 % de cette augmentation étant attribuée à la réexportation. Le centre d’analyse de la Fondation Jamestown (États-Unis) a noté que le chiffre d’affaires du commerce extérieur de l’Arménie a augmenté de 69 % après le début de la guerre en Ukraine, attribuant cette croissance aux réexportations de l’Arménie vers la Russie. Selon un rapport de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, de nouvelles chaînes d’approvisionnement ont été rapidement mises en place à travers l’Arménie en réponse aux sanctions, l’expansion ultérieure prenant plusieurs mois. Une déclaration commune du ministère américain de la Justice, du ministère du Commerce et du Trésor américain classe l’Arménie comme une plaque tournante pour les intermédiaires tiers ou les points de transbordement utilisés pour contourner les sanctions et les contrôles à l’exportation liés à la Russie et au Belarus.

En 2024, malgré la divulgation publique de la violation par l’Arménie des sanctions contre la Russie, le pays continue à fournir à la Russie des marchandises sanctionnées sans le moindre problème. En outre, selon les données publiées le 17 février par Robin Brooks, directeur de l’Institute of International Finance et ancien stratège chez Goldman Sachs, “les exportations de l’Arménie vers la Russie ont augmenté de 430 % par rapport à la période précédant l’invasion, ce qui indique la réexportation de marchandises de l’UE et de la Chine vers la Russie”.

En décembre 2023, Brooks, qui suit ce sujet de près, demandait “Que fait Bruxelles ?” à propos des exportations de l’UE vers l’Arménie qui ont augmenté de 200 % depuis l’invasion. La question de la réexportation arménienne n’a pas seulement attiré l’attention des politiciens, des groupes de réflexion et des économistes éminents, mais elle a également été couverte par les médias internationaux au cours des deux dernières années. En voici quelques exemples

Le 31.03.22, le Canadian Geopolitical Monitor a noté ce qui suit : “L’Arménie est le membre le mieux placé des pays de l’EAEU pour aider la Russie à briser les sanctions.

Le 25.03.23 un important site d’information ukrainien, Unian, a rapporté : “L’Arménie est en train de devenir un arrière-plan économique pour les Russes, résolvant les problèmes de Moscou en ce qui concerne la fourniture de biens et d’armes sanctionnés au marché russe.

Le 27.03.23, la publication bulgare Fakti a déclaré : “Le régime autoritaire de Poutine contourne les embargos et les sanctions commerciales imposées par l’UE, les États-Unis et la Grande-Bretagne par l’intermédiaire des pays voisins, en particulier l’Arménie.

Le 14.05.23, le Washington Post a noté ce qui suit : “L’Occident pourrait intensifier ses pressions sur l’Arménie, d’où la réexportation vers la Russie d’une série de biens essentiels, y compris des produits électroniques, s’est intensifiée.

Le 12.12.23, le journal suisse francophone L’Agefi: “L’Arménie est directement impliquée dans la réexportation vers la Russie de biens frappés de sanctions”.

Le 14.12.23, la chaîne israélienne anglophone I24 déclare : “L’Arménie est une plaque tournante majeure pour la fourniture de biens à la Fédération de Russie, contournant les sanctions occidentales, et servant de base pour l’approvisionnement en matériel militaro-technique des troupes russes.”

L’Arménie revêt une grande importance pour la Russie en tant que plaque tournante cruciale pour le transit, en raison de la diminution de la dépendance à l’égard d’autres pays pour la réexportation de marchandises soumises à des sanctions. En mai 2023, l’édition française de Forbes a qualifié l’Arménie de “principal moyen d’échapper aux sanctions” en raison des restrictions de plus en plus sévères imposées aux livraisons transitant par la Turquie et l’Asie centrale. Cette évolution est intervenue après qu’Ankara a assuré aux États-Unis, à l’été 2022, qu’elle n’autoriserait pas le contournement des sanctions contre la Russie sur le sol turc. En conséquence, les institutions financières turques ont commencé à mettre fin à leurs collaborations avec des entités russes à grande échelle. En février 2024, le journal “Vedomosti” a souligné que la fermeture des comptes des entreprises russes par les banques turques, initiée en 2022, s’était considérablement intensifiée.

Les pays d’Asie centrale ont subi une pression croissante de la part des États-Unis et de l’UE pour appliquer des sanctions contre la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Les entreprises de la région ignorant ces restrictions se sont retrouvées sur la liste noire des États-Unis. Déterminé à évaluer la conformité, l’envoyé spécial de l’UE David O’Sullivan a effectué trois visites en Asie centrale en 2023. Lors de sa dernière visite en novembre, il a exprimé sa gratitude pour les efforts de la région visant à réduire les réexportations vers la Russie. Ces efforts font suite à l’engagement pris par les ministres des affaires étrangères du Kazakhstan, du Kirghizstan, du Tadjikistan, du Turkménistan et de l’Ouzbékistan lors d’une réunion à Luxembourg avec des représentants de l’UE le 23 octobre. Ils se sont engagés à contribuer à contrecarrer les tentatives de la Russie de contourner les sanctions.

Malgré la couverture du problème de la réexportation de marchandises sanctionnées de l’Arménie vers la Russie dans les médias du monde entier, la communauté internationale n’agit pas et l’Arménie s’en tire à bon compte.

La publication croate Net a noté en mai 2023 que les États-Unis et l’UE, tout en fournissant à l’Ukraine des millions de dollars d’armes pour la guerre contre la Russie, ont, pour des raisons inconnues, fermé les yeux sur le partenariat étroit entre Erevan et le Kremlin. L’édition française de Forbes se fait l’écho de ce sentiment : “Si la communauté occidentale veut vraiment une victoire rapide de l’Ukraine, elle doit priver Moscou de cette plaque tournante logistique le plus tôt possible”. À cet égard, la fondation américaine Jamestown a indiqué qu'”aucune enquête approfondie” n’avait encore été lancée sur la plate-forme logistique de Poutine en Arménie. En avril 2023, le journal britannique The Telegraph appelait déjà l’Occident à “durcir ses relations” avec les satellites du Kremlin : “L’Arménie n’a pas d’excuses particulières lorsqu’elle se permet de servir de point de transit (pour la Russie).”

Plutôt que d’imposer des limites à la collaboration entre l’Arménie et la Russie, ce qui va à l’encontre des intérêts de Washington et de Bruxelles, l’Agence américaine pour le développement international (USAID) a déclaré le 17 février qu’elle fournirait 15 millions de dollars à Erevan. Il est intéressant de noter que l’annonce de l’USAID souligne que ces fonds sont destinés à “diminuer la dépendance économique de l’Arménie à l’égard de la Russie”.